Le 7 août 2020
L’entreprise à capital coopératif, un modèle pour le « monde d’après »
Par Éric Campos, DG, Fondation Grameen Crédit Agricole & Bagoré Bathily, PDG, Laiterie du Berger
Le choc planétaire de 2020 montre l’absolue nécessité de repenser notre système économique. Les urgences sanitaires et climatiques ne laissent plus le choix. Sans changement structurant, les risques de tensions sociales, politiques ou environnementales deviendront chaque jour plus importants.
Nous soumettons au débat collectif l’idée d’un modèle d’entreprise socialement différent : l’entreprise à capital coopératif, une entreprise dont la rémunération du capital se partage entre l’actionnariat et le salariat grâce à un montage permettant aux salariés de percevoir directement une partie des dividendes, en cas de distribution. La détention du capital est un facteur d’exclusion des populations, notamment vis-à-vis des jeunes générations, force de travail. Si l’on souhaite construire un avenir durable et harmonieux, il est crucial de résoudre la question d’une redistribution équitable de la valeur créée par la croissance et donc par l’entreprise.
Aujourd’hui, l’actionnariat possède la propriété du capital, le salariat en fournit l’exploitation. Leurs destins sont intimement corrélés, pourtant aucun lien direct n’existe vraiment entre eux. Nous pensons possible de les réunir en instaurant une convergence de leurs intérêts, grâce à des règles nouvelles où les salariés deviennent usufruitiers d’une partie du capital de l’entreprise. Les actionnaires apportent les fonds, les travailleurs délivrent la valeur ajoutée. Et finalement, chacun mérite sa part.
L’idée est là, elle peut paraître iconoclaste mais elle est au fond réaliste : celle d’une entreprise dont les dividendes sont désormais partagés entre actionnaires et salariés de manière fondamentale par l’attribution aux salariés d’une part d’usage du capital.
C’est ce que nous appelons l’entreprise à capital coopératif. Pour le devenir, l’entreprise intègre dans ses statuts une disposition particulière qui permet aux salariés de percevoir une part sur les bénéfices en cas de déclenchement de dividendes. Elle leur accorde ainsi une place d’actionnaire usufruitier. Quant à eux, les actionnaires restent porteurs des capitaux et sont propriétaires des titres, à la différence près qu’ils décident de se placer en nu-propriétaires pour une partie spécifique du capital dont ils cèdent la valeur de rendement au collectif salarial. Pour ce faire, ils acceptent une diminution de la valeur nominale de leur part – par exemple par l’effet d’une augmentation de capital en émission de titres – et en cèdent la différence à ceux qui « fabriquent la croissance », les salariés. Idéaliste ? Étonnant ? Bizarre ? Non, loin de là.
Certes, l’actionnaire-investisseur doit supporter un « coût ». Il lui est demandé de payer une sorte de « ticket d’accès » au capital productif. Mais cela n’a rien de confiscatoire. Sans perte de propriété, il fait le choix d’investir dans une autre forme de valeur : l’humain. Son pari est que, portée par une cohésion renforcée, l’entreprise pourra mieux croître et mieux se valoriser à terme. C’est un raisonnement entrepreneurial de réconciliation dynamique.
Un tel système présente bien des avantages. Pour les salariés, il y a là de toute évidence l’accès direct à un nouveau canal de valeur redistribuée dans un esprit de coopération socialement juste. C’est essentiel dans un contexte mondial où l’écart entre les plus riches et les classes moyennes n’a cessé de s’aggraver ces dernières décennies.
Pour les actionnaires, il y a là un rôle innovant à préempter, celui de rendre possible l’inclusion de la valeur travail dans la création de richesse capitalistique, procurant ainsi à l’investissement une dimension entrepreneuriale et sociétale par-delà sa finalité financière. Il est démontré que des investissements pilotés en termes environnementaux, sociétaux et de gouvernance (critères ESG) ont un potentiel de performance. Et surtout un avenir.
Pour les entreprises enfin, et notamment celles dont le projet s’inscrit en mission de responsabilité sociétale, il y a là un vecteur de résilience. Elles se mettent en position de ne plus considérer l’emploi comme une variable d’ajustement mais l’instituent comme un gène légitime et structurant. En acceptant de placer au même rang l’actionnaire et le salarié, c’est un nouvel équilibre, un dialogue prometteur qui va s’instaurer. C’est, en quelque sorte, la Cité qui entre dans l’Entreprise.
L’économie coopérative représente depuis longtemps une réponse aux excès des époques qu’elle traverse. Sa longévité s’explique par ses capacités d’adaptation et d’hybridation. Elle a développé de nombreuses branches. Notre proposition en est une traduction actuelle, un pas de côté, un bourgeon sur l’arbre.
L’entreprise à capital coopératif va bien au-delà des mécanismes d’intéressement et de participations salariales qui consistent à verser une prime liée à la performance de l’entreprise ou représentant une quote-part de ses bénéfices. Le capitalisme coopératif agit sur la pierre angulaire de l’entreprise, son capital, par une co-responsabilisation des parties prenantes. Le collectif salarial accède au rang de l’actionnaire qui lui, sans perdre ses prérogatives, inscrit sa gouvernance dans une démarche d’ouverture et de convergence d’intérêts. La transparence, en matière d’impact social et environnemental constitue un impératif pour l’entreprise à capital coopératif : la mesure et le contrôle des performances dites extra-financières ainsi que leur publication en seront l’instrument.
Dans les entreprises sociales ou les entreprises à mission dans lesquelles nous intervenons en tant que dirigeants ou administrateurs, nous observons à quel point le souci de l’inclusion économique pousse l’entreprise à conjuguer ses intérêts et ceux de son écosystème. Cela se vérifie dans de nombreux endroits de la planète où nous sommes engagés, notamment en Afrique subsaharienne au contact d’éleveurs et de filières agroalimentaires. L’inclusion économique est sans conteste une voie à poursuivre pour redonner aux sociétés humaines les chemins éclairés, l’espoir dont elles ont besoin. Il n’y a pas d’utopie à concevoir cela, mais la conviction libérale et citoyenne que le monde ne peut se construire autrement que les uns avec et pour les autres.
Tribune complète ici
_________________________________________
Éric Campos est Délégué général de la Fondation Grameen Crédit Agricole, fondation spécialisée dans la microfinance et l’entrepreneuriat social, et Directeur de la RSE de Crédit Agricole SA. Bagoré Bathily est Président-Directeur général fondateur de la Laiterie du Berger, entreprise sociale de valorisation de la filière lait, au Sénégal.
(Co-rédaction : Julien Foulc)