Par Amundi Le 27 avril 2020

Intervention du Professeur Patrice Geoffron au Club des Partenaires

Christian de Boissieu, professeur émérite à l’Université de Paris-I (Panthéon-Sorbonne), membre du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle, répond à nos questions sur la crise économique à laquelle notre pays va avoir à faire face.
À CRISE EXCEPTIONNELLE, RÉPONSES EXCEPTIONNELLES
ENTRETIEN AVEC CHRISTIAN DE BOISSIEU


Le 18 avril 2020

 
Christian de Boissieu est professeur émérite à l’Université de Paris-I (Panthéon-Sorbonne). Il a été Président du Conseil d’Analyse Économique (CAE) et membre du Collège de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF). Il est également membre du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle. Il vient de publier en mars 2020 Les 100 mots de la Politique monétaire (collection « Que-Sais-je ? », PUF).
 
 
En quoi crise sanitaire et crise économique sont-elles si étroitement imbriquées ?

Une partie importante de l’appareil productif est à l’arrêt, pour des raisons à la fois sanitaires et économiques. Les chaînes de production et de distribution au plan international comme dans l’économie nationale sont paralysées. Avec le chômage partiel et le télétravail, nous sauvons, à court terme, les meubles…Mais le choc d’offre est bien là. A quoi s’ajoute le choc de demande né à la fois des pertes de production et de revenus, et du confinement par ailleurs indispensable. Car, avec ce confinement, la consommation est réduite dans tous les domaines, et se forme, pour ceux qui en ont les moyens, une sorte d’épargne « forcée ». Plus le confinement se prolonge, plus son « coût » économique va s’accroître. L’INSEE et d’autres Instituts de conjoncture ont débouché sur l’estimation suivante : un mois de confinement fait perdre à la France 3 points de PIB. Il existe en l’espèce une non-proportionnalité :  deux mois de confinement pourraient « coûter » plus de 6 points de PIB, par le jeu de phénomènes d’entraînement et de propagation. J’utilise volontairement les guillemets pour parler des « coûts ». Car je n’accepte pas cette présentation qui souligne l’arbitrage entre le sanitaire et l’économique. J’ai toujours, sur une base éthique, refusé les raisonnements qui, pour développer une analyse coûts/avantages, prétendent calculer la valeur (ou le prix) de la vie humaine. Je fais totalement mienne la formule de Malraux : « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie ». La vie, c’est plus important que le taux de croissance, que les règles budgétaires. S’il faut pour des raisons sanitaires et pour sauver des vies prolonger le confinement, faisons-le sans hésiter quoiqu’en pensent le MEDEF ou d’autres instances patronales. Le pire scénario serait celui d’une sortie prématurée du confinement, avec derrière, par manque de masques et de tests (manque à corriger le plus vite possible !), une nouvelle flambée de la pandémie et un retour vers le confinement. Ce scénario d’une fausse sortie, résumé par la lettre W, serait catastrophique, et là l’économique et le sanitaire se rejoignent complétement. Le scénario annoncé par le Président de la République d’une sortie progressive du confinement à partir du 11 mai, correspondant donc à près de deux mois de confinement, relève, me semble-t-il, d’un assez bon équilibre entre les considérations sanitaires et économiques. Je regrette cependant l’annonce de la réouverture, progressive également, des écoles, collèges et lycées à partir de la même date du 11 mai. J’en vois les motivations économiques : faciliter le retour des parents vers leurs activités en présentiel. Mais j’en crains les conséquences sanitaires. Il aurait été plus sage d’attendre pour cette composante-là le début juin.

Cette crise est-elle plus grave que celle de 2008-2009 ?

Oui, sans hésiter. D’abord, la crise enclenchée en 2007-2008 était, au départ, une crise immobilière et une crise bancaire, alors que la crise actuelle touche directement l’économie réelle, c’est-à-dire le cœur du système : l’investissement, la production, l’emploi…. En second lieu, la secousse de  2007-2008 ne cumulait pas avec autant d’intensité que la crise actuelle un choc d’offre et un choc de demande. Ce qui amplifie le problème aujourd’hui, c’est que le Covid 19 représente un choc symétrique (il concerne le monde entier) et séquentiel puisqu’il touche l’un après l’autre tous les continents. Désormais, le virus attaque l’Afrique, alors qu’il est loin d’être éradiqué en Europe, aux états-Unis et même en Asie, là d’où il est parti…Tout cela va se retrouver dans les chiffres : alors que le PIB en volume n’avait reculé en France « que » de 2,5% en 2009, il pourrait diminuer de près de 8% en 2020. Telle est la prévision officielle de Bercy en ce mois d’avril 2020. Donc, une « belle récession », l’une des plus fortes que la France ait connues depuis 1945. En 2009, le PIB mondial (en volume) n’avait baissé « que » de 0,6%. Vu la récession attendue aux états-Unis, dans beaucoup d’autres zones, le ralentissement chinois, etc., la récession mondiale va être cette année beaucoup plus marquée : -3% selon le FMI, d’après l’estimation forcément provisoire d’avril 2020. Le recul du PIB chinois au 1er trimestre 2020 (-6,8% en rythme annuel)), du jamais vu depuis plusieurs décennies, est un indicateur avancé de ce qui nous attend pour cette année. Encore faut-il prendre cette estimation avec des pincettes, car la réalité chinoise est probablement pire…

Et la comparaison avec la crise de 1929 ?

Toujours d’après le FMI, la récession mondiale de 2020 pourrait être la pire depuis les années 1930. Nous verrons bien, et il faudra le recul historique nécessaire pour y voir plus clair. Mais déjà, une différence de taille apparaît. Face au choc boursier de 1929 et à ses conséquences, il n’y a pas eu de pilotes dans l’avion, ou alors ils ont mal piloté. Au lieu de mettre en œuvre des politiques contracycliques, les autorités ont à l’époque plutôt accentué la crise via des politiques monétaires et budgétaires restrictives. Face au Covid 19, les banques centrales lâchent tout, comme elles l’avaient fait face à la crise de 2008. Je salue tout particulièrement la réactivité et le pragmatisme de la BCE, qui au total met sur la table pour plus de 1000 milliards d’euros de liquidités additionnelles. Les Etats ne sont pas en reste ; ils n’ont pas d’autre choix, devant le péril sanitaire, que de laisser filer les déficits publics et donc les dettes publiques. Clairement, à la différence de 1929, nous avons des pilotes dans l’avion et, globalement parlant, ils pilotent plutôt bien…

Revenons à la France. Que craignez-vous spécialement pour les mois qui viennent ?

En matière économique, je crains avant tout les faillites d’entreprises et la montée du chômage. Par-delà la casse dans les secteurs directement touchés par les conséquences de l’épidémie (aérien, tourisme, hôtels-restaurants, commerces…), beaucoup d’entreprises, je pense en particulier aux TPE et PME, dans tous les secteurs sont déjà ou vont être confrontées à de graves difficultés de trésorerie et de financement : montée des arriérés de paiements, essor rapide des délais de paiements donc du crédit interentreprises, pertes d’exploitation mettant nombre de firmes au bord de la rupture…Le gouvernement a pris des mesures pour limiter la casse, et il a élargi progressivement les conditions d’accès au Fonds de solidarité, à d’autres Fonds de secours, aux 300 milliards de crédits bancaires garantis par l’Etat. Sur le terrain, ces bonnes décisions mettent parfois trop de temps à imprimer…Sans abuser d’autoritarisme, l’Etat doit veiller à ce que les banques, les compagnies d’assurance et autres relais financiers transmettent vers l’économie réelle les initiatives et incitations publiques.

Mon autre crainte concerne le chômage. Pour l’instant, le coût social de la crise est masqué par l’essor du chômage partiel, qui en avril 2020 touche près 10 millions de Français. Un dispositif coûteux pour le budget de l’Etat et pour la Commission européenne, qui va prendre en charge une partie de la facture via un emprunt spécialement affecté à cette dépense. Mais un dispositif qui préserve l’avenir et empêche à court terme la montée du chômage. Celle-ci pourra-t-elle être évitée si la récession de 2020 est bien de -8% ? Tout dépendra du calendrier et de l’intensité de la reprise économique post-crise. On ne peut pas écarter d’emblée le scénario selon lequel, après le temps du chômage partiel, formule qui de toute façon ne pourra pas durer trop longtemps, viendrait le temps de l’augmentation du chômage tout court. Une inversion donc de l’évolution enregistrée depuis près de deux ans.

Que voyez-vous comme scénario de sortie de crise ? Quels seront les grands défis de la sortie ?

Le FMI me paraît aujourd’hui trop optimiste, avec l’hypothèse d’une croissance mondiale de 5,8% en 2021, autrement dit un scénario de reprise en V. Je suis plus réservé : la remise en marche de l’appareil productif sera progressive, le rattrapage dans beaucoup de secteurs ne sera que partiel, et les ménages même après le confinement vont rester frileux et certains vont peut-être même modifier leur modèle de consommation en prolongeant quelques habitudes prises pendant le confinement. Ce schéma correspondrait plus alors à une reprise en U ou en L, en fonction de la vitesse du retour à la tendance (retour, je viens de l’évoquer, qui sera lent et partiel sur certains points).

En sortie de crise, trois défis risquent de dominer : 1/ la montée du chômage, citée plus haut. 2/l’explosion des déficits publics, des dettes publiques et des dettes privées. Déjà, l’estimation provisoire faite en avril 2020 table pour la France sur un déficit public de 9% du PIB pour cette année et une dette publique de 115% du PIB en fin d’année. In fine, la facture devrait être encore plus lourde, et c’est vrai quasiment partout dans le monde, avec certes des niveaux de départ des ratios de déficits et de dettes très différents selon les pays (l’Allemagne a des marges de manœuvre que nous n’avons pas du côté français pour enregistrer une dérive de ses finances publiques). 3/un risque d’inflation ? Je mets un point d’interrogation pour la raison suivante : l’abondance de liquidités dans le monde depuis 10 ans n’a pas provoqué de rebond de l’inflation (au sens habituel) dans nos économies, contrairement au dogme monétariste ; elle a alimenté des bulles (nouvelle forme d’inflation, l’inflation des prix d’actifs) sur certaines classes d’actifs. Pour gérer la crise du Covid 19, les banques centrales injectent massivement encore plus de liquidités et s’apprêtent à monétiser une grande part des dettes publiques additionnelles. L’inflation sera-t-elle cette fois-ci de retour, une manière aussi de gérer le surendettement public et privé en allégeant la valeur réelle des dettes ? Rien de mécanique dans tout cela. Ce scénario ne peut pas être écarté d’emblée, même si j’ai tendance à penser que la combinaison de ces dernières années – beaucoup de liquidités et pas assez d’inflation au regard de l’objectif des banques centrales – pourrait perdurer…

La mondialisation va-t-elle être remise en cause ?

Nous assistons déjà, nous allons assister de plus en plus au retour des frontières, au contrôle plus serré des flux migratoires, à des revendications plus marquées de souveraineté nationale et de contrôle d’éléments stratégiques dans chaque pays (y compris en matière de stratégies industrielles), à des phénomènes de relocalisation de certaines productions (les médicaments et les équipements de santé, mais pas seulement). Autrement dit, une certaine fragmentation de l’économie mondiale se dessine, sans aller pour autant vers un « détricotage » de la mondialisation telle qu’elle s’est développée depuis les années 1970. Avec moins de mobilité internationale des personnes (et des conséquences probablement durables sur le tourisme), un commerce international qui va décélérer sans s’effondrer…S’il y a une mobilité internationale qui ne sera pas impactée, c’est celle des capitaux. Je ne crois pas à un essor significatif du protectionnisme financier, ni à un retour du contrôle des changes. Les nouvelles technologies, qu’il s’agisse d’Internet, d’IA , de blockchain… ne sont pas remises en cause par le Covid 19, bien au contraire, et elles vont constituer des forces de résistance face à cette tendance au repli et à la fragmentation de l’espace économique.

La crise actuelle suscite aussi une demande forte des opinions publiques pour une mondialisation mieux gérée, mieux régulée, mieux gouvernée. Jusqu’à présent, la faible gouvernance mondiale que nous avons aujourd’hui s’est révélée totalement défaillante face à la crise sanitaire et à ses conséquences économiques : l’OMS a été scandaleusement nulle, et j’attends au plus vite la démission de son directeur général. Pour une fois, Trump a eu raison d’annoncer le retrait des États-Unis du financement de cette organisation. Et le G20, à quoi sert- il vraiment dans le contexte présent ? Plutôt que de se complaire dans des scénarios populistes et économiquement coûteux de « démondialisation », il vaudrait mieux essayer de « tricoter » une vraie gouvernance mondiale.

L’Europe est-elle à la hauteur ?

La Banque centrale européenne (BCE) remplit totalement son rôle. Je l’ai dit, elle apporte 1000 milliards d’euros de liquidités additionnelles, sans chipoter. Une BCE sous la présidence de Christine Lagarde réactive et pragmatique, comme elle a su l’être avant sous la présidence de Mario Draghi. Je salue aussi l’accord européen qui permet de mobiliser 540 milliards : 240 via le MES (Mécanisme européen de stabilité), 200 grâce à la Banque européenne d’investissement et 100 milliards qui vont être empruntés par les États pour aider les États-membres à financer le chômage partiel. Le point de friction concernait en particulier le MES : les Néerlandais voulaient fixer à l’Italie des conditions macroéconomiques absurdes dans le contexte actuel, et du coup les Italiens refusaient la voie de soutien via le MES. Finalement, grâce à des convergences franco-allemandes, la seule condition posée à l’accès aux 240 milliards est que les sommes en question soient utilisées à des fins sanitaires.

Le point encore en suspens concerne la création d’un Fonds européen de solidarité, financé grâce à des emprunts co-émis par l’ensembles des États-membres donc des sortes de corona bonds ou d’eurobonds qui ne disent pas leur nom- et destinés à financer la relance en sortie de crise, par exemple en Italie. Un débat sur cette question s’installe en Allemagne, animé par des responsables politiques et des économistes partisans des corona bonds, mais la position officielle de l’Allemagne reste réservée. Sur cet aspect de la réponse possible de l’Europe, il faudrait une réelle convergence franco-allemande pour surmonter les réticences voire l’opposition de plusieurs pays du « Nord ».

Au total, l’Europe, malgré les initiatives de la France et de quelques pays du « Sud », n’est pas à la hauteur du choc sanitaire et économique actuel. Pas assez de coordination, de solidarité, de mutualisation aussi bien pour le sanitaire que pour l’économique. L’ampleur de la crise actuelle fait que le statu quo n’est pas une option. Ou nous avançons vers plus de solidarité et de mutualisation des objectifs et des moyens, ou bien l’Europe sera gagnée par la tentation des égoïsmes nationaux et par la fragmentation. Inutile peut-être de préciser que la première option a ma préférence…

La société française est-elle suffisamment solide et unie pour affronter cette crise ?

L’esquisse d’union nationale née en France du Covid 19 me semble à la fois fragile et temporaire. On verra si elle trouve ou non un prolongement politique (gouvernement d’union nationale ?) en sortie de crise ou même avant…La crise sanitaire va laisser des traces sociétales, qui pourraient susciter assez vite un retour de la contestation sociale. Certes, la problématique de la réforme des retraites et de celle de l’assurance-chômage est forcément modifiée par le double choc sanitaire et économique. Des compromis non envisagés encore en janvier dernier seront probablement la condition sociale et politique pour relancer (dans quel calendrier ?) un certain nombre de réformes structurelles. La contestation sociale pourrait être alimentée par le creusement des inégalités et l’essor de la pauvreté, l’un et l’autre liés au choc actuel et que les politiques publiques s’efforcent d’endiguer sans y parvenir totalement. Sans oublier le fait qu’au sortir de cette épreuve, la demande sociale pour un modèle plus économe en CO2 et plus écologique, plus durable, sera renforcée et portée encore plus qu’avant par la plupart des forces politiques, bien au-delà des seuls écologistes.

Par ailleurs, la crise sanitaire va catalyser, du moins il faut l’espérer, des changements dans la grille des rémunérations. Un consensus semble se dégager pour revaloriser les professions de santé mais aussi le personnel de l’éducation à tous les niveaux de l’enseignement. Il serait souhaitable qu’en France, l’échelle des rémunérations soit plus reliée à l’échelle de la valeur sociale (ou de l’utilité collective) des différents métiers. Cela implique une intervention de l’État, car l’auto-régulation n’y suffira pas, mais aussi plus de sens de leurs responsabilités de la part des élites, publiques ou privées.

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